Matthieu Ricard :
Le mot interdépendance est une traduction du mot sanskrit pratitya samutpada qui signifie « être par co-emergence» et peut s'interpréter de deux façons complementaires. La premiere est « ceci surgit parce que cela est », ce qui revient à dire que les choses existent d'une certaine façon mais que rien n'existe en soi. La deuxieme est « ceci, ayant été produit, produit cela », ce qui signifie que rien ne peut être sa propre cause. En d'autres termes, tout est d'une façon ou d'une autre interdépendant avec le monde.
Une chose ne peut surgir que parce qu'elle est reliée, conditionnée et conditionnante, co-presente et co-opérante, et en transformation continuelle. L'interdépendance est intimement liée à l'impermanence des phénomenes et fournit un modèle de transformation qui n'implique pas l'intervention d'une entité organisatrice. L'interdépendance explique aussi ce que le bouddhisme entend par la vacuité des phénomènes, une vacuité qui signifie absence de « réalité » intrinsèque.
(...)
Une autre façon de définir l'idée d'interdépendance est résumée par le mot « tantra », qui indique une notion de continuité et « le fait que tout soit lié en un ensemble, tel que rien ne puisse venir séparement».
Ironiquement, bien que l'idée d'interdépendance mine la notion de réalité autonome, c'est également elle qui permet la manifestation des phénomènes. Considérons la notion d'une entité qui existerait indépendamment de toutes les autres. Immuable et autonome, cette entité ne pourrait agir sur rien et rien ne pourrait agir sur elle. L'interdépendance est nécessaire a la manifestation des phénomènes.
Cet argument réfute tout aussi bien la notion de particules autonomes qui construiraient la matière, que celle d'une entité créatrice qui n'aurait aucune autre cause qu'elle-même. De plus, cette interdépendance inclut naturellement la conscience : un objet dépend d'un sujet pour être objet. Schroedinger avait remarqué ce probleme lorsqu'il écrivait : « Sans en être conscients, nous excluons le Sujet de la Connaissance du domaine de la nature que nous entreprenons de comprendre. Entrainant la personne que nous sommes avec nous, nous reculons d'un pas pour endosser le role d'un spectateur n'appartenant pas au monde, lequel par là même devient un monde objectifé. »
L'interdépendance, c'est encore celle des relations entre les parties et le tout : les parties participent du tout, et le tout est présent dans les parties.
(...)
La notion d'interdépendance nous pousse à remettre fondamentalement en cause notre perception du monde et à avoir continuellement recours à cette nouvelle perception pour réduire nos attachements, nos peurs et nos aversions. La compréhension de l'interdépendance doit mettre à bas le mur illusoire que notre esprit a dressé entre « moi » et « autrui ». Elle rend absurdes l'orgueil, la jalousie, l'avidité, la malveillance. Si non seulement toutes les choses inertes, mais tous les êtres sont reliés, nous devons nous sentir intimement concernés par le bonheur et la souffrance des autres. Vouloir construire son bonheur sur la souffrance d'autrui est non seulement amoral, mais irréaliste. Les sentiments d'amour universel (défini dans le bouddhisme comme le désir que tous les êtres connaissent le bonheur et les causes du bonheur) et de compassion (le désir que tous les êtres soient délivrés de la souffrance et des causes de la souffrance) sont des conséquences directes de l'interdépendance. Prendre conscience de l'interdépendance engendre ainsi un processus de transformation intérieure qui se poursuivra tout au long du chemin de l'Eveil spirituel. Sinon, ne pas mettre nos connaissances en pratique, c'est ressembler à un musicien sourd ou au nageur qui meurt de soif par crainte de se noyer en buvant.
Trinh Xuan Thuan :
Interdépendance des phénomènes = responsabilité universelle. Quelle belle équation ! Elle fait echo à ces paroles d'Einstein : « L'être humain est une partie du tout que nous appelons univers, une partie limitée par le temps et l'espace. II fait l'experience de lui même, de ses pensées et de ses sentiments comme des événements séparés du reste, c'est là une sorte d'illusion d'optique de sa conscience. Cette illusion est une forme de prison pour nous, car elle nous restreint à nos désirs personnels et nous contraint à réserver notre affection aux quelques personnes qui sont les plus proches de nous. Notre tâche devrait consister à nous libérer de cette prison en élargissant notre cercle de compassion de manière à y inclure toutes les créatures vivantes et toute la nature dans sa beauté. »
M.R. :
Un point important que nous devons garder à l'esprit concernant l'interdépendance est qu'elle n'est pas une
simple interaction entre les phénomènes, mais la condition même de leur manifestation.
T.X.T. :
Heisenberg rejoint cette notion lorsqu'il écrit : « Le monde apparait donc comme un tissu complexe d'événements, dans lequel des relations de diverses sortes alternent, se superposent ou se combinent, déterminant par là la trame de l'ensemble. » Que l'interdependance soit la loi fondamentale, je ne peux qu'etre d'accord. Mais la science ne sait pas encore la décrire.
Mais même si les scientifiques ont du mal a saisir toute l'ampleur de l'interdépendance, ils n'ont pas de mal à constater toutes sortes d'interconnections dans notre monde. L'interconnection cosmique du big bang par exemple. Nous sommes tous faits des produits de l'explosion primordiale. Les atomes d'hydrogène et d'hélium qui constituent 98 % de la masse totale de la matière ordinaire dans l'univers ont été fabriqués pendant les trois premières minutes de son existence. Les atomes d'hydrogène de l'eau des océans ou de notre corps proviennent tous de cette soupe primordiale. Nous partageons donc tous la même généalogie. Quant aux élements lourds qui sont essentiels à la complexite et à l'emergence de la vie et constituent les 2 % restants de la matière de l'univers, ils sont le produit de l'alchimie nucléaire au coeur des étoiles, et de l'explosion des supernovae.
Nous sommes tous faits de poussière d'étoiles. Frères des bètes sauvages et cousins des fleurs des champs, nous portons tous en nous l'histoire cosmique. Le simple acte de respirer nous relie à tous les êtres qui ont vécu sur le globe. Par exemple, nous inhalons encore aujourd'hui des millions de noyaux d'atomes partis en fumée lors du supplice de Jeanne d'Arc en 1431, et quelques molécules provenant du dernier souffle de Jules César. Quand un organisme vivant meurt et se décompose, ses atomes sont libérés dans l' environnement, puis intégrés dans d'autres organismes. Nos corps contiennent environ un milliard d'atomes qui ont appartenu à l'arbre sous lequel le Bouddha a atteint l'Eveil.
Matthieu Ricard et Trinh Xuan Thuan : "L'infini dans la paume de la main".