Revenir chez soi
Vous vous promenez à la campagne un dimanche matin. C'est beau. Il y a des fleurs. Et vous prenez conscience, tout à coup, que depuis dix minutes, vous n'avez rien vu, rien senti, rien entendu. Vous étiez complètement absorbée par votre discours intérieur. Vous étiez « ailleurs ». Dans le futur, dans le passé, dans vos histoires avec Pierre, Jean, Jacques. Si vous revenez ici et maintenant, vous prenez soudain conscience de la caresse du vent sur votre peau, vous entendez de nouveau les enfants crier au loin, vous prenez de nouveau conscience du jaune et de l'orange des fleurs dans le champ. La pensée a pour fonction de nous amener dans le passé et le futur. Pour le corps, il n'y a ni passé ni futur. Il y a seulement ce qui se passe dans l'instant. Nous ne sommes jamais tout à fait là. Nos pensées, disent les Orientaux, nous hypnotisent. Elles sont comme un voile devant nos yeux, un écran de fumée qui encrasse les fenêtres de nos sens. Nous substituons continuellement la pensée à l'expérience directe. Dans les cultures orientales, ce discours intérieur incessant et quasi permanent constitue le principal obstacle à la connaissance et à La réalisation de soi-même. « Perdez la tête et retrouvez vos sens » est devenu, au cours des années le leitmotiv des nouvelles approches en psychologie. On rejoint par là un des éléments essentiels de la sagesse zen.
Méditer n'est pas non plus réfléchir à quelque chose. Au contraire, l'essentiel de la méditation consiste à ne plus penser du tout, à laisser le silence s'installer en soi. En fait, méditer n'est pas à proprement parler un acte. C'est plutôt un état. Une façon d'être.
On a toujours l'esprit occupé. On finit par être si habitués à l'agitation de notre esprit, au trafic incessant de nos pensées, qu'on finit par croire que ces pensées sont l'essence même de notre moi. On a fini par oublier que notre nature de base en est une de silence intérieur et que lorsque nous touchons des plages de ce silence, nous pouvons toucher du même coup l'extase d'exister tout simplement.
Les préjugés sur la méditation sont nombreux. On voit en la méditation un acte exotique, compliqué, alors qu'on peut méditer en mangeant, en marchant, en faisant la vaisselle. « Quand je mange, je mange ; quand je bois, je bois ; quand je dors, je dors », dit te maître zen à son disciple qui lui demande le secret de sa paix intérieure. « Simplement ça ? », dit le disciple déçu. Facile ? Essayez donc de manger pendant plus dune minute sans penser à autre chose...
Le grand mythologue américain Joseph Campbell montrait du doigt l'ampoule du plafond à ses étudiants et leur demandait : « Êtes-vous l'ampoule ou la lumière qui passe à travers l'ampoule ? » Il considérait la réponse à cette question essentielle. Qui suis-je ? Suis-je la lampe ou la flamme à l'intérieur de la lampe ? Ou suis-je les deux ?
Les sages, les saints et les êtres éveillés de différentes cultures nous répètent constamment que nous sommes la lumière qui passe à travers l'ampoule, alors que nous nous tuons à nous identifier à l'ampoule et que nous refusons de croire que nous pouvons être aussi la lumière. Méditer, c'est commencer à réaliser que si notre corps est l'ampoule qui contient la lumière, notre conscience, elle, est cette lumière qui circule indépendamment des courts-circuits ou des bris de verre. Nous sommes beaucoup plus vastes que ce que nous croyons.
Un soufi (ascète de l'Islam) qui toute sa vie s'est prosterné devant son Dieu, a, sur ses derniers jours, le « flash », la révélation : « Je suis celui que j'adore ».
Pour bon nombre de traditions orientales, il n'y a pas de Dieu extérieur à nous-même. Il n'y a, disions-nous, que des êtres réalisés, « éveillés », et d'autres qui ne le sont pas. Nous sommes tous des Bouddhas non arrivés à terme.
Le Bouddha en moi ressemble en certains points à un chat ou à un bébé. Merveilleux bébés d'avant la culture ! Observez-les : entiers, curieux, présents totalement ici et maintenant. C'est le sens du « redevenez comme des enfants » du Christ et, encore une fois, de la plupart des traditions mystiques. Non pas « Retombez en enfance », non pas « Redevenez infantiles », mais retrouvez en toute conscience la pureté, la curiosité animale, la totalité des tout-petits. Le tao a une superbe image qui résume bien la maturité consciente du vieillard et la spontanéité radicale de l'enfant : celle du vieil enfant. Devenez le vieil enfant. Retrouvez l'expérience directe d'un enfant découvrant le monde. Voyez, sentez, touchez, goûtez comme si c'était la première et la dernière fois. Cultivez la sagesse du vieillard qui a vu mille fois l'eau couler sous le pont, et qui sait d'expérience que tout change, et l'innocence de l'enfant qui sait voir un trésor dans une goutte d'eau.
Une des premières découvertes du méditant consiste à mettre en lumière tout le fonctionnement interne de la formation des pensées et des images. Pas de façon intellectuelle, mais par la simple auto-observation. Avez-vous déjà observé comment se forme une pensée ? D'abord, elle est vague, lointaine. Puis elle se précise peu à peu et envahit tout votre champ mental. Puis elle redevient de nouveau imprécise et disparaît. Même processus pour les émotions et les sensations. Elles émergent, éclatent et disparaissent comme des fleurs.
Méditer, c'est apprendre à voir les événements de votre vie pour ce qu'ils sont : des nuages passagers.
Vous êtes le ciel. Pensées, émotions, sensations, toutes les choses qui vous arrivent sont des nuages. Parfois les nuages sont noirs, parfois les nuages sont blancs, parfois ils s'accumulent jusqu'à masquer le ciel, parfois ils passent rapidement. Ils vont, ils viennent. Peu importe leur nombre, leur couleur, le temps qu'ils restent, ils ne sont que des nuages. Et vous, le ciel, vous demeurez inchangé.
Méditer, c'est aussi prendre contact avec ce qui en vous ne change pas. Les soufis nomment cela l'état d'hôte. Il y a l'hôte (vous) et il y a les invités (les pensées, les émotions, les sensations). Ne confondez pas l'hôte et les invités. Ne vous identifiez pas aux invités. Ils ne sont pas faits pour rester. C'est dans ce sens que bon nombre de traditions mystiques parlent de détachement. Il y a vous, et il y a la tristesse qui maintenant passe en vous. N'accrochez pas. La tristesse n'est que l'invitée qui passe dans l'auberge. Tôt ou tard elle sen ira. Seul l'hôte demeure.
Méditer, c'est commencer à s'aimer et à s'accepter sans se juger. Nous nous jugeons continuellement. Et le jugement nous fait sortir automatiquement de l'état méditatif. Le jugement requiert une comparaison constante du passé et du présent. Il nous ramène tout de go dans nos pensées. Il est peut-être nécessaire pour vivre en société, mais quand on revient à l'intérieur de soi, il devient une barrière, un obstacle. Quand on se juge, on s'empêche d'être comme on est. Plus vous prenez vos sentiments pour ce qu'ils sont (des nuages, des invités), plus vous vous regardez avec une sorte de bienveillance souriante. Tout passe. Et vous le savez. Vous vous permettez de plus en plus d'être totalement ce que vous êtes.
Méditer, ce n'est rien d'autre que revenir chez soi. En fait, il n'y a rien à faire dans la méditation. Ce n'est pas réciter un mantra, ce n'est pas faire une prière. Tout cela, c'est la technique qui ne fait que préparer la chambre pour recevoir l'invité. Méditer est simplement revenir chez soi et prendre un peu de repos. Il n'y a pas un « autre part» où aller dans la méditation. Il s'agit seulement d'être là où vous êtes, d'occuper tout l'espace où vous êtes. C'est ça, méditer.
Paule Lebrun Magazine Lumière - mars 1999