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Les 2 infinis
25 mars 2018

Travaux pratiques avec Stephen Jourdain

Gilles Farcet - Si nous passions maintenant à un exercice pratique, comment t’y prendrais-tu
avec moi ?

Stephen Jourdain - Je te poserais tout de suite une question : quelle réalité accordes-tu aux trois ou quatre derniers jours que nous avons passes ensemble ? Existent-ils ou non pour toi ? Te paraissent-ils réels ? Ont-ils le statut de réalité à part entière, te paraissent-ils exister de façon autonome indépendamment de ta conscience ? Constituent-ils pour toi un fait, ou peux-tu récuser leur réalité ? Est-ce dans le pouvoir de ta conscience de les remettre en son propre sein, d’y dissoudre cette espèce de béton que sont pour toi les quelques derniers jours de ta vie ? A priori, non. Ce passé-là, pour toi, n’est pas récusable. Dès l’instant où il ne l’est pas, tu ne peux existentiellement nier toute ton histoire, cet énorme enchaînement de jours et de nuits qui ont eu lieu depuis que tu es né et la manière dont ces événements se sont succédés. Tu peux bien, comme Descartes, le mettre en doute. Mais peux-tu te confronter à la réalité de ces jours et dire : Ceci est fondamentalement irréel et pure œuvre imaginaire, ce n’est là que parce que mon esprit pose à tout instant cette soi-disant réalité objective qui pourrait à tout instant retourner au sein de ma conscience et s’y dissoudre ? Non, tu ne peux pas le faire. Maintenant, essayons de prendre la mesure de ce que tu ne peux pas faire, ce qui revient à prendre la mesure de l’hallucination. En effet, si tu ne peux te confronter à, la réalité des derniers jours qui se sont écoulés pour la récuser en tant que phénomène strictement subjectif tu ne peux non plus récuser le jour où tu as rencontré Anne-Marie, tout ce qui s’est passé avant... Ce que tu ne peux récuser, c’est ta vie ! Et si tel est le cas, tu ne peux récuser le passé en général : tu considères comme évident qu’avant ta naissance ou la mienne, la réalité était là, les événements historiques se sont enchaînés, il y a eu les diplodocus, Charlemagne, etc. Engageons-nous donc dans une direction plus scandaleuse encore : es-tu capable de mettre sur la sellette et de regarder dans les yeux Charlemagne, Jeanne d’Arc, la dernière guerre mondiale, De Gaulle, etc., et dire : Ceci est un pur effet de ma subjectivité, en réalité, je suis absolument seul. Donc, es-tu capable de récuser l’existence de tout le passé jusqu’au big bang et d’être quitte de ce putain de passé, quitte de l’histoire humaine ?

G.F. - Non. A ceci près que, si j’ai l’impression d’avoir bel et bien vécu ma propre existence, je n’ai jamais vu Charlemagne ou un diplodocus. On me dit qu’ils ont existé. Il y a un accord général et tacite sur leur réalité...

S.J. - D’accord, mais ne sous-estimons pas la force de cet accord tacite : même si nous ne savons pas grand-chose de Charlemagne, si les manuels d’histoire ont pu nous induire en erreur, tu es néanmoins d’accord, non seulement pour dire qu’il y a eu autrefois quelque chose ou quelqu’un ressemblant à Charlemagne, mais tout simplement, de manière générale, qu’il y a eu.

G.F. - J’en conviens.

S.J. - Tout ceci est un rêve ! A tout instant, tout ce que nous désignons à l’extérieur de notre conscience et qui nous apparaît si réel, doué d’une réalité autonome et extérieure à notre propre conscience, tout ce que nous apercevons à l’extérieur de nous-même par la fenêtre de notre pensée, tout cela est hallucinatoire. Ceci n’a pas un atome de réalité. C’est un phénomène purement imaginaire. Ce sont des effets subjectifs que ta conscience endormie constitue subrepticement en réalité autonome et séparée de toi. Voilà le propre de l’hallucination. Ressentir comme réel ton passé, le passé en général, ou l’avenir, ou Paris, ou le cosmos en tant que réalités séparées de toi, c’est être halluciné, comme le fou qui passe dans la rue en discutant avec un interlocuteur fantôme. Le type a perdu les pédales parce qu’il a constitué en réalité un effet purement subjectif et irréel. Tout ceci te donne la mesure de ce qui doit être éradiqué. Cela te donne aussi la mesure de l’immensité de ce qui doit être remis au sein de la conscience pour s’y dissoudre. Une fois cette conversion énorme opérée, il n’y a rien de mal à agiter une marionnette et à jouer. Mais il faut absolument percevoir que mon avenir, ma mort, moi-même en train de produire les pensées que je suis en train de produire, les diplodocus, Charlemagne, ne sont que marionnettes agitées par mon esprit, mais qu’en vertu d’une horrible maladie spirituelle qui s’est abattue sur moi voici un milliard d’années, c’est-à-dire maintenant immédiatement tout de suite, plus vite que moi, plus tôt que moi, mon âme ne sent plus ses propres doigts agiter la marionnette et la traite comme une réalité étrangère. Il te faut donc récuser l’irrécusable partout où il sévit, c’est-à-dire dans la totalité de ton champ de perception !

G.F. - (Sonné) Euh... D’accord.

S.J. - La destruction à accomplir est phénoménale. On ne peut pas s’attaquer au rêve par fragments. Quand on se réveille le matin, le rêve disparaît en une seule fois. Il faut donc tout anéantir, crever tous les yeux de la pensée en découvrant en même temps que l’on n’a jamais vu par un autre œil que celui de la pensée. Voilà donc le travail que je te demanderais de faire et qu’il est impératif de mener à bien. Car ou ce travail est accompli et tu deviens ce que tu es, la vérité de toi-même, tu es au contact de cette valeur infinie, au sein de ce que l’on eût autrefois appelé Dieu ; ou bien tu ne procèdes pas à cette mise en question, à, cette destruction universelle, et tu es sous le règne de Satan. C’est aussi simple que cela.

G.F. - (Hagard) ...

S.J. (Infatigable) - Cette manœuvre réussie fonctionne comme un exorcisme. Ce que nous considérons comme la réalité s’impose telle une hantise. Le cosmos n’est rien qu’une petite bulle que mon âme est en train de souffler. Il faut donc faire éclater la bulle. La vie de l’homme pris dans l’état de conscience ordinaire se déroule au sein d’une bulle subjective qu’en amont de lui-même il ne cesse de souffler, d’une contrefaçon d’univers incluant le sujet pensant. Il évolue à l’intérieur d’une pensée de moi, c’est-à-dire qu’il commence avec une pensée de pensée, cette pensée de pensée commençant une pensée de monde et de temps. Quand le déclic se produit, cette bulle éclate comme une bulle de savon. L’état de conscience habituel n’a en réalité aucune solidité et peut à tout moment éclater.

G.F. - Comment percer la bulle tout en étant dedans?

S.J. - La question est en fait la suivante : Y a-t-il des lieux de la bulle sur lesquels l’attaque doit de préférence porter ? Le schéma de l’hallucination est celui-ci : moi/ rupture non-moi. Moi, pauvre petit sujet frileux, et le gouffre qui me sépare de tout le reste que je perçois comme non-moi. Tout ce qui se produit à l’intérieur de la bulle est réductible à cette équation moi / rupture non-moi. Si le chaos énorme régnant au sein de la bulle est difficilement réductible à une seule pensée, il n’en va pas de même de ladite équation en laquelle, à un certain degré de concentration, dans la réflexion, dans la méditation, l’on pourrait reconnaître une pure pensée toute pensée n’étant jamais qu’un effet de toi fondamentalement irréel. Pour résorber l’hallucination, ramener ce qui n’est que pensée au sein de la pensée, de telle sorte qu’elle apparaisse dans sa véritable nature mentale, c’est-à-dire en tant que néant, une première méthode consisterait à s’attaquer au cœur même du rêve. Le rivet central de l’hallucination n’est autre que la croyance absolue en moi en train de produire une pensée, de songer à ceci ou cela. Que mes pensées soient gaies ou tristes, il semble que je ne puisse mettre en doute la réalité objective de cette situation : je suis là et je secrète un monde intérieur. Or, moi et mes états d’âme, que je sois en train de m’interroger sur l’existence de l’éveil, sur mes chances d’y parvenir ou tout bonnement de m’emmerder, tout cela n’a aucune espèce d’existence propre. Il y a là un paradoxe : n’ayant pas de pouvoir sur tes propres états intérieurs, tu les subis. Tu préférerais ne pas t’emmerder tout en constatant que les pensées génératrices d’ennui te résistent. Tu ne peux facilement les chasser. Or, cela veut dire que tout en ayant l’intuition que ce que tu es n’est pas réductible à tes pensées (Je m’emmerde suppose bien l’existence d’un je) tu confères à ces dernières, du fait qu’elles te résistent, un statut objectif. Autrement dit, l’état de conscience habituel participe d’une folie extraordinaire : pressentir qu’au sein de moi-même il n’y a que moi-même tout en étant certain de la présence au sein de moi-même d’un non-moi - en effet, si l’ennui n’était pas du non-moi, je pourrais le résorber et ne le subirais pas... La tentative la plus intéressante à accomplir est celle-ci : mettre en cause la réalité de ce qui se passe en moi maintenant immédiatement tout de suite.

L'irrévérence de l'éveil - Stephen Jourdain et Gilles Farcet, éditions Acarias L'ORIGINEL 

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